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Le Siege de Tyr Nohad Schoucair févr. 2014

Le Liban a connu bien des luttes internes sur son territoire, ainsi que des passages, souvent violents, d’armées d’invasion. Des Empires ont étendu leur pouvoir sur son territoire étroit, l’Histoire a marqué sa montagne et sa côte unique de son empreinte depuis des siècles, des millénaires, mais une seule fois a-t-il connu un évènement militaire exceptionnel, une bataille qui se classe dans les faits historiques exceptionnels. Il s’agit, quatre siècles avant l’ère chrétienne, du fameux siège de Tyr par le Héros macédonien, Alexandre le Grand, en route pour une destinée magique, nous dirions presque mythique par sa dimension.
Nous ne nous attarderons pas trop sur le parcours du plus grand des conquérants de l’Antiquité, qui, parti d’un petit royaume montagneux situé en frange de la Grèce civilisée, étendit son pouvoir par la force des succès militaires sur la Grèce, puis tout le Proche et Moyen-Orients, et jusqu’aux confins de l’Inde. Avec Alexandre et ses compagnons, naîtra un Empire qui s’étendit sur des millions de kilomètres carrés et garda sous la domination hellénistique un vaste monde qui dura plus de trois siècles.

L’audace d’Alexandre le porta à remporter des victoires décisives, et la fougue de ses phalanges ne connut pas la défaite en plus de dix années de campagnes et de marches. Une fois, une seule fois, une ville ancienne lui résista longtemps, ce fut la ville de Tyr, notre Sour actuelle.
Passons en revue rapidement le monde méditerranéen avant l’évènement qui nous intéresse ici.
Cela faisait plus de deux siècles que la dynastie Achéménide avait établi un vaste empire Perse sur tout le Moyen-Orient. Depuis Cyrus le Grand, en passant par Cambyse, les « Rois des Rois »comme ces autocrates voulaient qu’on les désigne, avaient soumis à leur férule des territoires si vastes qu’ils ne pouvaient les contrôler que par l’entremise de gouverneurs semi autonomes, les satrapes. Cambyse avait réussi à assujettir l’Egypte, pourtant bien lointaine du centre iranien de l’Empire, et Darius avait poussé jusqu’en Grèce continentale ses armées et sa flotte, imité par son successeur Xerxès I. Malgré les défaites décisives de Marathon et de Salamine, qui préservèrent Athènes et les Cités-Etats grecs de l’invasion orientale, la puissance Perse s’était durablement établie en Asie Mineure et surtout en Ionie, notre côte occidentale turque d’aujourd’hui, cette Ionie qui était autant grecque que la Grèce européenne, et probablement plus prospère. Plusieurs ports de Syrie et d’Asie Mineure devinrent les bases de la flotte perse qui domina le bassin méditerranéen entre 490 av.JC et 333 av. JC, avec l’aide de roitelets locaux et de villes alliées qui se soumirent longtemps aux Achéménides. Dans le nombre, on trouve bien évidemment les villes de Phénicie qui faisaient partie de l’empire Perse depuis 528 av JC.

La Phénicie, cette étroite bande côtière qui marque tout le fronton EST de la Méditerranée, s’étendait d’Antaradus[1] et l’îlot d’Arwad au Nord (Syrie actuelle) jusqu’à Akko (Acre en Palestine) au Sud. Elle comprenait de très anciennes villes comme Byblos et Sidon, dont les ports devaient leur réputation et leur prospérité à l’expertise incomparable de leurs navigateurs, et à l’habileté commerciale de leurs négociants. Tyr elle-même partageait le sort de ses voisines du Nord, son apogée ayant été atteint à cheval entre les 2e et 1e millénaires avant JC, lorsque Byblos avait décliné. Les comptoirs commerciaux phéniciens[2] avaient essaimé dans toute la Méditerranée, jusqu’en Espagne et en Afrique du Nord où la perle des perles du collier phénicien était la ville de Carthage, en phénicien ancien « Qart Hadasht »ou la « Nouvelle Ville » ! , fondée par les Tyriens dans la deuxième moitié du neuvième siècle av JC.
La flotte phénicienne avait même aidé efficacement les Perses lors de l’invasion de l’Egypte pharaonique[3], puis pendant les poussées des Empereurs Darius et Xerxès sur la côte occidentale de l’Asie mineure, l’Ionie. Tyr, qui grâce à son roi Ahiram[4], ou Hiram, l’allié de Salomon, au 9e siècle avant JC, avait réussi à rivaliser puis dépasser Byblos et Sidon, jouissait d’un statut particulier en cela qu’elle était installée sur le rivage , dans la Palae-Tyr (l’ancienne Tyr) et aussi sur une île rocheuse collée au site continental. Les Tyriens tiraient un orgueil immense du fait qu’ils avaient soutenu longuement (mais au prix de grands sacrifices) deux sièges face à des empires voraces, nommément l’empire assyrien d’Assarhaddon, et l’empire babylonien de Nabuchodonosor (Nabukhadnassar). Pour certains chroniqueurs, l’armée de ce dernier avait échoué à faire plier Tyr malgré un encerclement complet, (585-573) et la ville ne se rendit qu’au bout d’un siège total qui dura, dit-on, treize ans. Pour d’autres, les babyloniens se retirèrent sans investir Tyr, mais au prix d’un tribut annuel extorqué aux assiégés. Les Assyriens, ces prussiens de l’Orient antique, confrontés à une révolte tyrienne, avaient déjà, en 671 av JC, mené un siège de trois ans. Sidon remplace alors Tyr en primauté dans le pays.

Lorsque les Macédoniens déboulèrent en Syrie, au 4e siècle, Tyr n’était plus à son apogée, mais elle servait quand même de relais maritime commercial important à l’hinterland du Proche-Orient, et ses deux ports abritaient souvent une flotte de guerre qui contribuait donc souvent à la domination Perse. Le port qui regarde le Nord est intitulé le « port sidonien », et le port Sud est le « port d’Egypte »[5]
Alexandre et ses valeureux Compagnons (on disait « Hétaires »)[6] traversèrent l’Hellespont[7] avec moins de 160 embarcations dont une partie pouvait être décrite comme de fortune, échappant à la vigilance de la flotte Perse qui aurait pu aisément disperser les intrus car elle pouvait rassembler plus de 500 vaisseaux de guerre. Face aux satrapes et leurs puissantes armées de terre, Alexandre remporta deux victoires où sa bravoure, son sens de la manœuvre et la furie de sa petite armée accomplirent des merveilles. Du Granique, au Nord-Ouest de l’Asie Mineure jusqu’à Issos, dans le golfe d’Antioche au Sud-Est de la même région, les combattants du Conquérant prirent nettement le meilleur sur les nuées de l’empire achéménide, qui comptaient au moins pour chacune de ces batailles cinq à dix fois[8] plus de guerriers et mercenaires.

Ici, il convient de préciser le rôle stratégique des fameuses Portes syriennes qui se situaient entre le Taurus et la Syrie du Nord. Pendant des siècles et des siècles, la grande route des armées conquérantes du Moyen-Orient passera par ces « Portes », tant dans le sens Est-Ouest, que dans l’autre. Car la route du Nord était trop longue et comprenait les hauts plateaux et les sommets du Caucase du Sud. Celle du centre impliquait de s’aventurer dans un Taurus sauvage et glacé avant de plonger dans les déserts brûlants de la Haute Mésopotamie. Seule la route médiane épargnait aux masses guerrières des trajets trop contraignants. Cette route, qui venait du Croissant fertile de cette même Mésopotamie et, après un désert relativement court, traversait des villes utiles à l’approvisionnement comme Edesse ou Alep pour retrouver la côte sud riante et verte de notre Turquie. L’embûche de cette route se situait à hauteur de la chaîne qui prolonge le Taurus vers la côte syrienne, et elle imposait de cheminer par des sentiers étroits et des gorges encaissées dans ces « Portes « ou « Pyles » qui sont des passages praticables entre les montagnes boisées qui rythment l’itinéraire. De fait, il s’agit de plusieurs passages, ou Portes[9], celles de Cilicie, celles de Syrie, etc. Une fois de plus, comme au passage d’Alexandre de Grèce en Asie Mineure, ses adversaires ratent l’opportunité de le bloquer dans un passage stratégique, et Alexandre, ayant mené son armée à travers les Portes, entre en Syrie sans encombre.
Sauf que l’empereur lui-même et sa grande armée, sont maintenant géographiquement dans son dos, au Nord du golfe d’Issus. Alors que Darius Codoman[10] fait avancer ses troupes vers le Sud, bloquant ainsi par une manœuvre a priori intelligente les voies de communication d’Alexandre vers l’Ouest, ce dernier doit rebrousser chemin et affronter l’ennemi dans un espace étroit, compressé entre la mer et les collines, livrant ce qui est une rareté dans l’Histoire militaire, une bataille à fronts inversés[11] . Bataille qui donne vite l’avantage à Alexandre lequel a personnellement mené la charge vers les collines de l’aile gauche des Perses, alors que le gros du combat se produisait près du rivage, aux ailes opposées. Il est important de noter qu’Alexandre, incontestablement un chef militaire avec un sens stratégique aigu et un « leadership » affirmé, restera dans l’histoire du monde occidental le seul à participer personnellement à ses batailles au premier rang du combat, chose étonnante pour un général qui a toujours besoin de recul, et d’un coup d’œil global pour prendre des décisions cruciales à différentes étapes de l’affrontement. OR, bien qu’engagé à fond dans la charge et les corps-à-corps, et donc incapable physiquement de survoler le champ de bataille, Alexandre réussira toujours à concrétiser, au cœur de la bataille, des choix qui scellent pour son armée le triomphe sur les masses adverses. De plus, le Roi macédonien est un grand meneur d’hommes, un véritable « leader » politique, pas seulement un général en campagne. Son intrépidité personnelle ne devrait pourtant pas se mettre en travers du recul du commandant en chef, et handicaper son jugement de capitaine et de manœuvrier. C’est pourtant ce qu’il réussit à faire plus d’une fois. En se jetant ainsi dans la mêlée, il se distingue pour toujours dans le panthéon des grands chefs historiques. Ni César, ni Napoléon, ni aucun des généraux illustres de l’Histoire occidentale ne fera de même.
La victoire revient donc aux Macédoniens, l’empereur s’enfuit vers le centre de ses territoires à l’Est, abandonnant même sa propre famille, femmes et enfants. Alexandre reçoit la soumission de la Syrie et de ses villes, avec principalement un butin fabuleux raflé à Damas, le Trésor de Darius qui avait été abandonné là par le monarque Perse et sa cour.700 mille Talents d’Or, 7 mille bêtes de somme, des chars de combat, des chariots de transport, des étoffes précieuses, des armes en quantité, et même 329 courtisanes ( !!!) et 275 cuisiniers tombent aux mains de Parménion, envoyé à cet effet par le jeune Héros grec à l’intérieur des terres. L’or lui permet de rémunérer généreusement son armée et de continuer sa marche incessante vers le Sud. Straton, souverain d’Arados[12] a fait allégeance. Byblos s’offre à lui en l’absence de son roi[13], Sidon se livre aussi[14].

Alexandre, avant de surgir en Syrie, a donc fait un choix stratégique exceptionnellement réussi en optant pour une campagne terrestre, tournant le dos à la mer où la puissante flotte perse est intacte et maintient son hégémonie. En esquivant l’affrontement sur mer, où les macédoniens sont encore bien inférieurs en nombre et en points d’appui, il a joué (comme au poker) toute la mise sur la furie belliqueuse des siens au combat terrestre. Il veut prendre de vitesse l’empire Perse. Et il a eu raison ! Car son succès sur terre lui a acquis sans coup férir toutes les villes de la région, et les ports qui se rallient et deviennent donc interdits aux amiraux du « Grand Roi »perse.
Suit une pause de repos, pendant laquelle il se rend très populaire en permettant à une partie de ses guerriers de rentrer dans leurs foyers pour se reposer, et, peut-être y prendre compagnes, séduites par les échos de leurs exploits militaires. Cette démobilisation partielle est inédite dans le monde Antique, mais elle contribue à propager rapidement « at Home », en Macédoine et en Grèce, la réputation, que dis-je, le mythe du jeune Héros.
Puis Alexandre, cheminant probablement le long de la côte, emmène ses troupes vers l’Egypte, ce pays où le Nil a maintenu une prospérité agricole inouïe depuis des millénaires, et que son éducation classique a sublimé dans son imaginaire jusqu’à en faire l’autel nécessaire à sa consécration de demi-dieu[15], donc de Héros.
Faisons une parenthèse ici pour évoquer une particularité de cette côte phénicienne, qui est la seule dans tout le bassin méditerranéen oriental à posséder trois promontoires majestueux qui découpent la route du bord de mer, trois fières barrières qui tronçonnent le littoral et en rendent le tracé difficile à emprunter pour les armées et tout leur équipement lourd. Ce sont, du nord au sud, Ras-Chekka, puis celui rocheux de Nahr-el-Kelb, le Lycus de l’Antiquité, et enfin au sud, celui calcaire de Ras-el-Abiad ou Ras Nakoura, le « promontorium Album »de Pline l’Ancien[16]. Ce sont ces trois hauteurs trônant sur la côte libanaise qui ont souvent poussé les troupes armées à sillonner plutôt le plateau de la Bekaa, qui, bien qu’élevé à environ 1000 mètres d’altitude, est de niveau relativement plane, mais aussi démuni de tous les cours d’eaux et les torrents qui descendent du Mont Liban jusqu’à la Méditerranée. Et c’est pourtant ce chemin difficile[17] qu’empruntent les macédoniens à l’automne 333.
Parvenu devant Tyr, il se propose de passer sur l’île afin d’y prier dans le fameux temple de Melkart. Les délégués tyriens[18] qui sont venus à Sidon palabrer, lui refusent sa demande. La plupart des historiens anciens rapporteront qu’alors, Alexandre, dans un de ses accès de rage dont il a le secret, et s’estimant infiniment blessé dans son orgueil, décide de prendre la ville de force. Rejetons tout de suite cette version, qui accrédite le prétexte qu’Alexandre a dû publiciser alors. Rallions-nous plutôt au calcul du stratège qui ne peut laisser sur ses arrières, tant sur terre qu’en mer, une ville prospère, irréductible, qui offre une soumission nominale, et qui a manifestement la ferme intention de garder une marge de neutralité très ambigüe, voire d’indépendance, dans la grande partie impériale qui se joue. Et qui peut, sait-on jamais, avec Alexandre fourvoyé vers l’Egypte, ou même vers l’Euphrate plus tard, jouer à nouveau la carte Perse et servir de base arrière à une contre-attaque et surtout de base navale à la flotte de Darius. Cette flotte qui a perdu le littoral phénicien et des ports en Ionie, mais qui peut toujours compter sur bien des ports dans les îles de l’Egée. Sans compter la grande île de Chypre, où la population phénicienne est nombreuse, et qui est aussi un éventuel fournisseur d’approvisionnements à l’un ou l’autre des camps.
La prise de Tyr devient donc logiquement nécessaire afin qu’Alexandre puisse continuer son extraordinaire épopée vers l’avant. Au diable les appréhensions de son entourage, qui lui rappellent la pugnacité des tyriens et leur résistance toujours couronnée de succès face aux sièges que deux, voire trois empires ont mené contre eux. Au diable la notion que les phalanges macédoniennes ont enregistré leurs victoires dans des charges audacieuses et ciblées, qui sont impossibles lorsqu’on assiège une ville aux murs épais et hauts, de surcroit sur une île bien ravitaillée par la mer par ses colonies et partenaires commerciaux. D’ailleurs, Alexandre n’aime pas les sièges, il l’a prouvé en laissant Ptolémée[19] et 3 mille hommes finir d’assiéger Halicarnasse[20] pendant que lui contournait l’obstacle et continuait sa progression en Asie mineure.
C’est décidé, on prendra Tyr, quoiqu’il en coûte.
Déjà, Palae[21]-Tyr, la ville du littoral est naturellement tombée sans résistance. La population a fui, soit pour se réfugier dans la forteresse insulaire, soit pour se disperser dans les collines libanaises. La flotte tyrienne est bien là, avec ses lourds vaisseaux aux équipages rompus à la pratique navale et ses embarcations rapides si promptes à la manœuvre.
Tyr, sur son îlot rocheux, possède deux ports[22], l’un est tourné vers le nord, il est donc à l’abri de la très grande majorité des vents de méditerranée orientale qui soufflent du sud-ouest ou de l’ouest plus de 320 jours par an. L’autre regarde le sud, il s’ensable plus vite avec tout ce que les courants charrient du sud, depuis l’embouchure du Nil égyptien jusqu’au littoral sablonneux de la Palestine.
La ville, distante de quatre stades[23] du littoral, est défendue par sa flotte, mais aussi par des remparts qui s’élèvent à 50 pieds[24] , donc 15 mètres au-dessus des flots, entre rochers et pierres de taille. Pour se préparer au choc, les responsables de la ville évacuent une bonne partie de la population, vieillards, jeunes filles, enfants, vers Carthage qui recueillera les réfugiés et les traitera vraiment bien. Cela fera autant de bouches de moins à nourrir. Les deux ports sont barrés par des chaînes gigantesques[25] et des solives de bois.
Nous sommes au début de l’année 332 avant JC. Les Tyriens ont eu le temps de s’armer et de renforcer leurs murs. Confiants que l’hiver rend la mer difficile aux assaillants, et surtout que le gros de la flotte grecque est retenue bien loin au nord par la menace de la puissante flotte perse de l’amiral Autophradatès[26], ils prennent une décision qui, a posteriori, s’avèrera négative : Ils mettent leur propre flotte à l’abri dans les ports, renonçant à un de leurs atouts majeurs. Ce refus du combat naval, alors qu’ils sont encore en situation de force (maritime) ne les empêche pas de se livrer à de timides sorties pour harceler l’ennemi. Les premiers mois du siège les confortent dans leur ville qu’ils jugent inexpugnable.
Car le siège va durer des mois. Six à sept semble-t-il. En dates modernes, approximativement de Janvier à Juillet 332. Il va devenir l’épisode le plus long, le plus ardu de l’inégalable aventure d’Alexandre en Asie. Mais il va aussi passer à la postérité comme l’évènement pendant lequel le jeune Conquérant va faire preuve de nouvelles facettes de son génie : Tyr est une île, fort bien, mais une île proche du rivage, et la mer n’y est profonde que de six mètres. Alexandre va donc demander à ses ingénieurs et à ses soldats de combler la distance par une digue. On utilisera comme matériau les déblais et les pierres de la vieille Tyr côtière détruite de fond en comble[27]. On y ajoute des solives et de grands troncs d’arbre du Liban, cette chaîne montagneuse aux cimes élevées qui domine toute la Phénicie. On organise le roulage des troncs à flanc de montagne comme une noria incessante qui laissera des coupes sombres dans les forêts de pins, sapins et cèdres qui embellissent le pays. Pour encadrer et consolider la digue, on plante dans le fonds marins des pieux gigantesques. Et pour se protéger des contre-attaques de Tyr sur les ouvriers en action, on construit deux énormes tours mobiles que l’on place en avant des travaux et qui prémunissent tant bien que mal des volées de flèches des assiégés ainsi que de du sable incandescent qui inflige des brulures multiples aux grecs car il s’infiltre entre vêtements ou cuirasses et peau. Enfin, Lentement, très lentement, la digue prend forme : de 10 à 15 mètres de largeur, Alexandre décide au printemps de l’élargir jusqu’à 60 mètres, un véritable boulevard qui, avec les accumulations de sable, les sédiments, et les siècles, deviendra un isthme. Alexandre a modifié pour toujours la géographie de la ville qui ne sera plus jamais une île !
Naturellement, les grecs ne négligent pas de verrouiller la côte, érigeant des campements militaires conséquents autour des sources d’eau douce vitales d’Uzzu (Oushou) et de Ras-el-Aïn[28], ainsi que des tours de guet sur les hauteurs environnantes[29].
Toujours alerte à se ménager les conditions optimales dans ses guerres, Alexandre ne néglige pas de mener lui-même, pendant le siège, une ou plusieurs équipées vers l’Est de la Phénicie du Sud, afin de dissuader les clans et villages de l’intérieur de se regrouper contre lui ou de fournir une aide à un effort Perse qui surgirait par là. Mais l’empereur achéménide est loin, en Mésopotamie, s’activant à reformer une grande armée pour bloquer l’ambition asiatique du macédonien. On signalera ainsi qu’Alexandre poussera jusque sur les pentes de l’Anti-Liban, le Hermon[30] dont le dôme culmine à 2814 mètres au-dessus du triangle qui contrôle le Liban, la Syrie et la Palestine. Sur cette hauteur, a-t-il sacrifié à Baal, grande divinité tutélaire du pays, comme le feront ses successeurs séleucides et lagides plus tard[31] ?
De retour à Tyr, Alexandre s’impatiente alors que les semaines s’écoulent … Assaut après assaut, les pétroboles et les oxybèles grecs lancent des nuées de pierres et de pointes sur les remparts, où les ingénieurs tyriens ont fait placer des roues de marbre qui, en tournant, brisaient les projectiles adverses.
Il part pour Sidon avec sa petite flotte et y récupère un renfort naval inespéré : Les Perses sont affaiblis partout, leur flotte est nettement moins présente en Méditerranée, les villes syriennes sont de plus en plus anxieuses de sauter dans le charroi du Conquérant. Ainsi, dix trirèmes de Rhodes, 80 de Phénicie (diverses villes, dont Arados, mais surtout Sidon-Saïda, dont les capitaines ont enfin déserté le camp perse), dix de Lydie et Lycie (Sud de la Turquie actuelle) et surtout 120 de Chypre, se rassemblent sous la houlette d’Alexandre. Au total, se mettant lui-même à la tête d’une flotte impressionnante de 224 vaisseaux, Alexandre s’en retourne par la mer vers Tyr pour asséner de nouveaux coups de boutoir à la ville assiégée. Entre les catapultes géantes qui lancent inlassablement depuis la côte de gros rochers sur les murs tyriens, et l’assaut naval intense, la partie est enfin gagnée.
Attaquée de tous les côtés par quatre escadres à la fois, et subissant les coups de boutoir des béliers de sièges qui sont enfin parvenus , via la digue , aux pieds des murs, les assiégés voient les guerriers macédoniens surgir dans la ville aux rues étroites et se livrer à un massacre effroyable. Les macédoniens veulent ainsi se venger de la trop longue résistance que leur a opposée Tyr. 5 à 8 mille hommes sont ainsi tués ou égorgés, 30 mille femmes, enfants et servants ou esclaves sont réduits en esclavage et acheminés ailleurs. Comble de la cruauté des vainqueurs, 2 à 3 mille combattants sont crucifiés[32] le long de la côte continentale, pendant qu’Alexandre préside une revue navale et un défilé solennel de son armée enfin victorieuse. On y rajoute une course aux flambeaux et des jeux gymniques divers.
Il ne reste plus qu’au Conquérant qu’à exaucer son vœu d’offrir des sacrifices dans le Temple de Melkart, qui sera épargné par le feu qu’Alexandre ordonne afin de détruire définitivement la Tyr insulaire. Le roi de Tyr, et quelques dignitaires qui s’étaient enfermés dans le temple au moment de la chute de leur ville, survécurent mais on ignore leur sort après cela.
Alexandre peut repartir vers l’Egypte, et après un autre siège de deux mois devant Gaza[33], entrer dans la Terre des Pharaons où il fonde la plus grande des 16 villes qui prendront son nom immortel, cette Alexandrie du delta du Nil qui deviendra la 2ème plus grande ville du monde connu , avec plus d’un million d’habitants au début de notre ère chrétienne, et qui, au 20ème siècle retrouvera une prospérité débordante que seule la période de Nasser tranchera net. Ayant aussi accompli son désir fou de se faire consacrer fils d’un dieu, Ammon en l’occurrence, dans l’oasis de Siwah, en plein désert libyen, Alexandre s’en retourne sur ses pas. Il repasse par Tyr avant de mener son armée vers la Mésopotamie supérieure où le dernier acte contre le Roi des Rois va se jouer dans une ultime et grande bataille, à Arbèles-Gaugamèles[34] en octobre 331, 14 mois après la chute de Tyr. L’empire du monde connu, un rêve probablement né avec la prise de Tyr, est à sa portée[35].
La Phénicie restera tranquille et loyale envers Alexandre tout le temps que ce dernier s’avancera en Asie. Le Proche-Orient restera hellénistique malgré les querelles sanglantes des « Diadoques[36] », ces compagnons du Héros qui se disputeront son immense empire morcelé pendant 30 ans après sa mort. Même les romains ne modifieront pas drastiquement notre région, où la langue, le raffinement, les us et coutumes et la civilisation gréco-romaine domineront jusqu’à l’arrivée d’envahisseurs demi-nus surgis 700 ans plus tard du fond de l’Arabie pour étonner le monde.
Annexe = Textes encadrés qui devront accompagner deux des images d’Alexandre :
- A- Alexandre, que tous les auteurs anciens s’accordent à décrire comme Beau et athlétique, était de taille moyenne, de teint clair, avec un tic prononcé qui lui faisait souvent pencher la tête à gauche.
- B- Son magnétisme indiscutable lui attacha ses « Compagnons », une douzaine de jeunes macédoniens à qui le liait une camaraderie totale et une loyauté indéfectible. Ils se battaient autour de lui avec une intrépidité et une force exceptionnelles. Mais dans certains cas (isolés) son charisme ne lui suffit plus lorsque, vers la fin de l’aventure, la fatigue, l’éloignement du pays et parfois les beuveries suscitèrent des drames sanglants.
[1] Tartous, aujourd’hui.
[2] Gadès, Thasos, Abdera au nord, - Malaca, Sexti, Carteia, Belon en Espagne, Caralis en Sardaigne, Utica, Hadrumetum, Leptis en Afrique du Nord.
[3] Sauf que Tyr refusa de s’associer à Perse Cambyse dans son projet de s’en aller attaquer sa cousine Carthage, refus que l’empereur semble avoir accepté sans courroux. Preuve qu’il ménageait une alliée très utile ?
[4] Tyr, consistait jusqu’alors en deux ilots séparés par un canal très étroit, plus les habitations du rivage continental. Les rues de l’îlot Nord, très peuplé, étaient étroites et enchevêtrées. C’est Hiram qui fit combler le canal, y créant donc la grande place publique qui manquait à Tyr, et y fit ériger les temples de Melkart et d’Ashtarout (Astarté, l’aïeule de l’Aphrodite grecque).
[5] Seul subsiste, depuis l’ère byzantine, le port dit sidonien, encore utilisé de nos jours.
[6] Ne pas confondre avec “Hétaïres”, ces courtisanes raffinées qui firent les belles nuits de la Grèce Antique.
[7] La mer de Marmara, à son point le plus étroit, la presqu’île de Gallipoli, qui deviendra tristement célèbre lors de la Première Guerre mondiale.
[8] Ignorons les chiffres invraisemblables de certains chroniqueurs de l’époque, qui parlent de 200 mille à Issos, 250, 400 mille voire un million de perses pour Arbèles. A 100 ou 120 mille en moyenne, contre12 à 30 mille macédoniens et alliés, le rapport de forces est sidérant.
[9] Les Portes Tauriques ou de Cilicie, entre Cappadoce et Cilicie côtière + les portes de Cilicie proches de Tarse + les portes Amaniques, dont les monts du même nom, l’Amanus, qui débouchent en Syrie, et enfin tout au Sud, le « pilier »de Beilan ou de Jonas.
[10] Darius III Codoman est empereur depuis 336 av. JC, il s’agit d’un achéménide d’une branche collatérale qui s’est emparé du trône à la suite des assassinats d’Artaxerxés III et de son fils Arsès, par un eunuque à l’ambition effrénée, Bagoas, mais que Darius prend de vitesse dans cette valse d’empoisonnements de palais.
[11] A fronts inverses : Une bataille qui oppose deux armées toutes deux situées à l’opposé de leurs voies naturelles de communication, ou de leurs bases originales.
[12] Tout comme les localités mineures de Marathos, Sigon et Mariamne.
[13] Il est encore avec sa flotte au milieu de la grande flotte perse, plus au Nord.
[14] Alexandre remplace Straton, dont on se méfie en raison de son alliance passée avec les Perses, par un parent pauvre qui vivait modestement aux environs de Sidon en cultivant son jardin. Abdalonymos était son nom.
[15] Sa mère Olympias, si présente (envahissante ?) dans sa jeunesse, n’a-t-elle pas, jour après jour, susurré à son fils qu’il était né de son union avec le roi des dieux Zeus et non avec un mortel, Philippe de Macédoine ?
[16] Pline fut un lettré romain du 1e siècle AD, qui, en temps qu’Amiral de la flotte impériale, sillonna la Méditerranée, et laissa une monumentale encyclopédie (« l’Histoire Naturelle ») avant de périr pendant la fameuse éruption du Vésuve en 79 AD, pendant qu’il tentait de secourir les habitants de Pompéi et Herculanum. Nb = promontorium album = En latin, promontoire blanc !
[17] Difficile au point que, par exemple, entre Mansoura et Naqoura au Sud, pendant le siège, les hommes d’Alexandre traceront laborieusement un sentier unique à flanc de Ras-Nakoura, ou Al Abiad, au-dessus d’un à-pic dangereux que même Lamartine décrira 2100 années plus tard en des termes éloquents. C’est aujourd’hui une partie essentielle de la route nationale Tyr-frontière du sud.
[18] Deux historiens disent qu’ils représentent le roi de Tyr, Ezz-el-Melk, (Azelmicos en grec), littéralement : la gloire du royaume !
[19] Ptolémée, « Batlimos »en araméen et arabe, sera le plus solide des héritiers politiques d’Alexandre, obtenant l’Egypte et fondant une dynastie, les Lagides, qui perdurera trois siècles. Jusqu’aux romains et Cléopâtre !
[20] La Bodrum moderne, la ville du tombeau du roi Mausole, ce « Mausolée » qui donnera son nom à toute somptueuse sépulture à l’avenir. C’est d’ailleurs une des « Sept merveilles »du monde antique.
[21] Palae, en grec veut dire “ancienne », « précédente ».
[22] Voir notre carte illustrée …
[23] Stade = mesure de longueur, à caractère gymnique (le stade d’Olympie), environ 150 mètres donc pour Tyr = environ 600 mètres du continent
[24] Le pied antique= 30 cms. Environ.
[25] Procédé fréquemment utilisé alors, y compris pour servir d’instrument d’octroi la nuit.
[26] Flotte qui est pourtant en train de se déliter aux nouvelles du désastre d’Issos, qui pousse bien des Alliés à quitter le parapluie perse.
[27] Plus d’une fois depuis les sièges babyloniens et assyriens, et évidemment par l’armée macédonienne.
[28] Ras el Aïn, où l’on peut admirer aujourd’hui les restes des citernes que les romains ont bâties dans ce lieu de récupération d’eau douce.
[29] Ainsi la localité de Skandarouna, sur le promontoire calcaire situé entre la plaine sud de Tyr et Naqoura, doit son nom au campement armé macédonien : Alexandros skénos, c.à.d. le camp d’Alexandre – En grec, skénos, d’où notre scène (de théâtre) par ex. veut dire un montage en bois et tissu, tentes, etc. Nb = Les premiers théâtres étaient ambulants, on montait des « scènes » éphémères pour jouer les pièces et soties.
[30] Notre “Jabal el Cheikh”qui doit son nom arabe à sa cime qui reste enturbannée de Blanc (la neige) au printemps, quand tout le massif autour a repris sa teinte rocheuse sombre.
[31] Dans des sanctuaires dont on retrouve des traces sur le Golan et à Bāniyās et…
[32] La croix est un horrible supplice, long et dégradant, qui semble avoir été inventé par les Perses, et repris un peu partout en Orient. Il nous est connu par l’usage qu’en fit Rome uniquement contre les esclaves et les rebelles.
[33] Gaza qu’un eunuque noir, Bâtis ou Bhatis, veut garder dans le giron achéménide !
[34] Près d’Irbil (Arbèles), au nord de l’Irak actuel, entre le grand fleuve du Tigre et le Lycos, dans un lieu appelé Tell Gomel aujourd’hui, ou, en arabe, Tell al Jamal, =la colline du chameau, en grec Gaugamèles.
[35] Bonaparte sera influencé par l’épopée d’Alexandre, et c’est entre Egypte et Syrie que lui vinrent des idées démesurées du même ordre. C’est du moins ce qu’il confia à Las Cases dans son exil de Sainte Hélène.
[36] Diadokhos= successeur, du verbe Diadékhomai= recevoir par succession.
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